Pas plus tard que ce matin, l’un de nos lecteurs, également propriétaire d’une ravissante boutique de vêtements située à la Madeleine à Paris, me racontait sa chasse du week-end précédent. Il m’expliquait avoir vu arriver une chevrette avec son chevrillard à quelques mètres de lui, s’arrêtant quelques instants au pied de son poste. Notre chasseur aurait pu tirer le chevrillard, voire le chevrillard puis la chevrette, parce que le plan de chasse le lui permettait. Et pourtant, non, il n’a pas tiré.
« C’était trop beau, je ne me voyais pas rompre le silence pour séparer nos deux animaux », m’a-t-il confié.
Quelques semaines plus tôt, il avait cette fois prélevé une chevrette arrivant au petit galop à son poste. À la fin de la battue, au moment d’aller retrouver l’animal, il me dit alors : « J’ai toujours cette sensation bizarre de voir cet animal, mort, j’ai une compassion pour lui. »
Cette dualité forte, combien de chasseurs se la formulent chaque week-end. J’aime chasser, et l’acte de tuer fait partie de la chasse. Pour autant, peut-on être chasseur, tuer et aimer les animaux ? Cet exemple banal, de très nombreux chasseurs se le répètent saison après saison. Parfois le chasseur tire et tue, parfois il regarde, et il aura autant de plaisir à observer l’animal, à le laisser filer entre les arbres. C’est d’ailleurs ce que nos opposants ne comprennent pas bien souvent : comment peut-on tuer les animaux et les aimer ?
Ce que le non-chasseur ne voit pas
Pour beaucoup de militants anti-chasse, le raisonnement est simple : si l’on aime les animaux, on ne les tue pas. Tout chasseur qui parlerait d’« amour de la nature » serait donc, au mieux, dans le déni, au pire dans la mauvaise foi. On réduit alors le moment du tir à un simple plaisir de tuer, comme s’il s’agissait d’un geste mécanique, sans épaisseur intérieure.
Mais la réalité du terrain est tout autre. Dans les récits de chasseurs, on retrouve presque toujours cette même sensation étrange au moment de retrouver le gibier : un mélange de fierté, de gravité, de respect, et souvent un pincement au cœur. On se penche sur l’animal, on caresse le poil encore chaud, on mesure la beauté de ce qui vient de s’achever. La phrase « je ne veux pas blesser un animal » n’est pas un slogan de façade : c’est une peur intime, presque obsessionnelle. La compassion n’efface pas la mise à mort, mais elle la rend lourde de sens.
La philosophe et le paradoxe du chasseur
La philosophe Violaine Ricard, issue d’une famille de chasseurs, propose une clé de lecture simple de cette apparente contradiction : il n’y a pas une seule manière d’aimer les animaux. Le chasseur n’aime pas son chien comme il aime un vieux brocard, ni un renard comme il aime une biche. Pour ses chiens, l’attachement est quasi familial ; on projette sur eux des traits humains, on les intègre au quotidien. Pour le gibier, le sentiment est différent : respect de la force sauvage, admiration pour la beauté, compassion au moment de la mort.
Selon elle, la chasse n’est pas seulement un loisir, mais une école de vie où l’on apprend la patience, la maîtrise de soi, l’obéissance à des règles précises et, surtout, la confrontation avec la mort. Dans un monde où la fin de vie est cachée derrière les murs des hôpitaux et où la viande arrive sous plastique, le chasseur, lui, sait exactement d’où vient le morceau dans son assiette. Il sait ce que veut dire « donner la mort » à un animal concret, qu’il a vu vivant quelques secondes auparavant. C’est justement cette lucidité, explique Violaine Ricard, qui rend possible la compassion : on ne s’émeut vraiment que de ce que l’on assume de regarder en face.
Tirer ou s’abstenir : un choix à chaque rencontre
La philosophe souligne aussi que, d’un week-end à l’autre, le même chasseur peut agir différemment dans des situations pourtant similaires. Un jour, il tirera un sanglier mené par les chiens, happé par l’intensité de la scène, par la puissance de l’animal. Un autre jour, il laissera passer un chevreuil ou une biche accompagnée de son faon, tant la scène lui paraît intouchable. Le décor, la lumière, l’humeur, le regard de l’animal, le souvenir d’une chasse précédente : tout cela influe sur le geste final.
Ce n’est pas de l’incohérence, mais au contraire la marque d’une sensibilité qui ne s’est pas éteinte. On ne « consomme » pas un animal comme on prendrait un produit en rayon. On décide, à chaque fois, dans la solitude du poste, entre soi et soi, sous le regard muet d’un animal qui ne sait pas ce qui se joue. Le doigt qui se crispe ou se relâche dit quelque chose de l’homme, de son état intérieur du moment.
La compassion du chasseur, une réponse possible
Revenons à notre question : le chasseur a-t-il de la compassion lorsqu’il tue un animal ? Si l’on prend au sérieux les récits de ceux qui chassent et la grille de lecture proposée par Violaine Ricard, la réponse est oui, sans doute plus souvent qu’on ne le croit.
Cette compassion ne consiste pas à refuser la mort en bloc, mais à la reconnaître comme un moment grave, chargé d’émotion, inscrit dans une éthique et dans un rapport concret à la nature. Elle se manifeste dans le refus de tirer quand la scène est trop belle, dans l’obsession de ne pas blesser, dans le soin apporté au gibier une fois tombé, dans le silence qui suit le coup de feu.
Le chasseur est cet homme ou cette femme qui accepte de tenir une arme, d’assumer un geste que la société délègue volontiers à l’abattoir lointain, tout en continuant à manger de la viande. Entre la chevrette laissée passer avec son chevrillard et celle qui est prélevée quelques semaines plus tard, il n’y a pas deux personnes différentes : il y a le même chasseur, traversé par la même question que nous tous, mais qui, lui, accepte d’y répondre en regardant la nature en face.











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